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jeudi, 04 août 2011

Julien Freund et la dynamique des conflits

Julien Freund et la dynamique des conflits.jpg
 
Julien Freund et la dynamique des conflits
 
Caractéristiques :

Auteur :
DELANNOI GIL/HINTERM
Editeur : BERG INTERNATIONAL EDITIONS
Paru en : mars 2011
Présentation : 499 g - 15 cm * 23 cm
Collection : BERG INTERNATIO Code barre :9782917191361ISBN :
2917191368
 
Résumé
 
 
Julien Freund (1921-1993), auteur d’une oeuvre abondante au rayonnement international, s’est fait connaître par sa thèse de philosophie, préparée sous la direction de Raymond Aron et intitulée L’Essence du politique (1965). Il y tient le conflit pour l’une des données fondamentales de la vie sociale et politique. Comme pour d’autres universitaires très influents de leur vivant, la mort de Julien Freund a ouvert une période où la réception de son oeuvre est restée en suspens. C est à l’université de Strasbourg, qu’il avait suivie en tant qu’étudiant lorsqu’elle s’était repliée à Clermont Ferrand au début de la Seconde Guerre mondiale, qu’un premier colloque a été consacré à son oeuvre les 11 et 12 mars 2010. Ce colloque, résolument transversal, a réuni des philosophes, sociologues, politistes, anthropologues, juristes, linguistes, autour de la manière dont Julien Freund a renouvelé les recherches sur le conflit dans les sciences sociales contemporaines. Le présent ouvrage est le prolongement de ces perspectives croisées et de cette réflexion commune.
À partir de ses connaissances et de ses réflexions sur l’histoire, Julien Freund s’est beaucoup interrogé sur l’instabilité des sociétés contemporaines et notamment sur les multiples conflits qui les traversent et les opposent, donnant lieu à d’incessantes résurgences. Cette permanence des risques délétères que comportent les conflits le conduit à s’intéresser à toutes les ressources permettant de les stabiliser, de les désamorcer et d’en tirer parti. Cela le conduit à réaffirmer l’importance du politique et de sa vocation à assurer la sauvegarde collective. En même temps, Freund élabore une conception d’ensemble des processus conflictuels envisagés comme un continuum. À la suite de Georg Simmel, il relève les conditions propices à l’actualisation des potentialités socialisatrices des conflits et précise selon quelles modalités les conflits peuvent être source de transformations et de structurations sociales.
Les contributions ici réunies se proposent de montrer la fécondité de l’approche de Julien Freund pour analyser et comprendre les dynamiques conflictuelles contemporaines.
 

mercredi, 05 janvier 2011

Julien Freund devant l'ennemi

ARCHIVES – 1980

 

Jean-François GAUTIER :

Julien Freund devant l’ennemi

 

« Pas de politique sans ennemi », dit le Prof. Julien Freund. Il analyse la décadence de l’Europe : ennemie d’elle-même, elle s’oppose aux valeurs qui l’ont forgée.

 

freund.jpg« Un âge historique, celui de la Renaissance, est en train de se désagréger. L’Europe est désormais impuissante à assumer le destin qui fut le sien durant des siècles. Nous assistons à la fin de la première civilisation de caractère universel que le monde ait connu ».

 

Sous le titre « La fin de la Renaissance », M. Julien Freund vient de publier un livre qu’il aurait pu tout aussi bien intituler « La décadence européenne ». L’expression revient souvent sous sa plume au fil des pages. Mais cet ancien professeur de la faculté de Strasbourg ne prêche pas le désarroi. Son livre ne veut être qu’un constat. Il est aussi un plaidoyer pour le « vieil esprit » européen.

 

Cheveux blancs coiffés en brosse, lunettes d’écaille, lèvres fines et large sourire, M. Freund est l’un des maîtres de la philosophie politique en Europe. Bien loin des modes de l’intelligentsia marxiste. Dans le restaurant des grands boulevards où je le rencontre, il dénombre en riant les éditeurs qui ont refusé son livre. Théoricien de la politique, il ne s’étonne pas d’avoir quelques ennemis.

 

C’est une notion capitale, me dit-il. Sans le sens de l’ennemi, il n’y a plus d’amis, plus d’alliances, et plus de politique.

 

La carrière de M. Freund a commencé bien loin des bibliothèques universitaires. Socialisant, il avait rejoint dès janvier 1941 le réseau « Libération ». Quelques mois d’opérations et c’est l’emprisonnement pour deux ans.

 

Une expérience extraordinaire m’assure-t-il. Dans la cellule de droite, Emmanuel Mounier, abîmé en prières, récitait son rosaire. A gauche, Jean Nocher rimait des poèmes érotiques sur Paname. Et moi, au milieu, je relisais Spinoza.

 

      Quels étaient les contacts avec le « personnaliste » Mounier ?

 

 Très réduits. Il aimait les discussions sérieuses mais il manquait de rigueur. Je lui ai demandé un jour des précisions sur ses idées en économie. La réponse a été nébuleuse, il m’a avoué qu’il en parlait parce qu’il fallait en parler.

 

A la Libération, M.  Freund est conseiller municipal de Sarrebourg, secrétaire départemental de l’UDSR, rédacteur de L’Avenir lorrain et professeur de lycée. En 1947, il abandonne du jour au lendemain toute activité politique.

 

La déception de la IV° République a été immense, explique-t-il. En prison, je rêvais une politique. Je me suis rendu compte qu’elle était inapplicable. Il fallait penser autre chose.

 

Après l’agrégation de philosophie, en 1949, M. Freund commence une thèse sur les problèmes politiques. Il emprunte une pile de livres à l’université de Strasbourg. Parmi  ceux-ci, La notion du politique du théoricien allemand Carl Schmitt.

 

Un ouvrage sidérant, dit le Prof. Freund (il en préfacera vingt-deux ans plus tard la traduction française chez Calmann-Lévy). Ce fut une révolution, un enthousiasme extraordinaire.

 

Trente ans après, il revit encore son « illumination » d’étudiant. Comme Descartes découvrant son « cogito », il avait trouvé l’idée maîtresse de sa pensée dans la distinction de l’ami et de l’ennemi que Schmitt met à la base de toute politique.

 

Il oublie la salle de restaurant où nous nous trouvons, précise tel aspect de sa pensée, s’aide d’un geste rapide, comme s’il saisissait une idée dans l’air.

 

Je n’avais en tête que « l’adversaire », celui que l’on souhaite toujours récupérer. Schmitt m’apprenait que toute l’impuissance de la politique résidait là.

 

      A qui en avez-vous parlé ?

 

A Paul Ricoeur, le futur doyen de Nanterre, qui enseignait alors à Strasbourg. Je croyais que Schmitt était mort. Ricoeur m’a dit : « Il vit toujours en Allemagne et c’était un nazi ». Ce fut une douche glacée.

 

Comment le résistant socialiste pouvait-il retrouver sa propre pensée dans celle de son ennemi ? M. Freund a lu et relu l’ouvrage, « quarante fois en neuf ans », précise-t-il. En 1959, il écrit à Carl Schmitt, le rencontre à Colmar et devient son ami. Dans sa préface à La notion du politique, il notera plus tard : « On a pris l’habitude de juger son œuvre non pour elle-même mais d’après les fautes que l’on impute à l’homme (…). Parce que la sottise est très répandue, même en milieu intellectuel ».

 

La thèse de M. Freund a elle-même dérangé dans l’Université, à cause de l’un de ses présupposés fondamentaux : « Pas de politique sans ennemi ». Son premier directeur de travaux, Jean Hippolyte, spécialiste de Hegel et l’un des maîtres de la Sorbonne, refusa au nom du pacifisme de présider un jury de thèse sur un tel sujet. M. Freund trouva alors en Raymond Aron un nouveau « patron ».

 

En 1965, peu avant la soutenance, Aron me demanda si Hippolyte ne pouvait pas faire partie du jury. J’ai bien entendu accepté, en précisant qu’il n’était pas mauvais  d’avoir son ennemi en face de soi. Je crois qu’Aron l’a interprété comme une idée fixe.

 

      La réaction d’Hippolyte ?

 

Il est venu. Il a reconnu en pleine Sorbonne s’être trompé dans son premier jugement sur mon travail. Il a ajouté que, si j’avais eu raison dans mes conclusions sur la nature du politique, il ne lui restait plus qu’à cultiver son jardin.

 

      C’était honnête de sa part.

 

Je lui ai surtout répondu qu’il avait commis deux erreurs. La première, il l’avait reconnue. La seconde était de croire que la bienveillance supprime l’ennemi. Erreur grave, car vous pouvez manifester toute l’amitié que vous voudrez, ce n’est pas vous qui désignez l’ennemi, c’est lui qui vous désigne. Et il vous empêchera de cultiver votre jardin.

 

Hippolyte répondit : « Dans ce cas, il ne me reste que le suicide ».

 

Réponse typique d’un intellectuel pacifiste, commente M. Freund. Il préférait s’anéantir plutôt que de reconnaître la réalité.

 

M. Freund retrouve là l’un des thèmes de La fin de la Renaissance. Pour lui, la décadence de l’Europe a partie liée avec la haine de soi-même dont l’Occident fait preuve  dans ses relations complexées avec le tiers monde ; et au reniement de sa puissance, qui est le moteur de la diplomatie européenne.

 

M. Valéry Giscard d’Estaing souhaite, dans sa préface au livre de son ami Samuel Pisar (Transactions entre l’Est et l’Ouest, Dunod), « la mise en œuvre concrète de la coexistence sous la forme la plus pratique des relations humaines : le commerce ». Il ajoute, pour s’en féliciter : « La grandeur des relations commerciales est qu’il n’y a ni succès ni défaite ».

 

Giscard croit que le dialogue avec Brejnev suffit, me dit le Prof. Freund. Il n’a pas compris ce qu’est un ennemi. La politique n’est pas un problème de concordances de vues. Son enjeu  est vital au sens exact du terme : c’est votre vie  que l’ennemi menace.

 

      Qui le dit en Europe ?

 

Pas grand monde. Contrairement à ce que l’on croit, l’intellectualisation des problèmes est une forme de la décadence européenne. Elle perd tout sens de la stratégie, de la tactique sur le terrain. De Gaulle possédait ce sens-là, Adenauer aussi. Helmut Schmidt, que je connais bien, l’avait aussi. Mais Giscard l’a convaincu. Sans lui, il ne serait jamais allé à Moscou.

 

      Vous n’avez plus d’admirations politiques ?

 

Personne depuis De Gaulle. Mais Teng Hsiao-ping  m’impressionne. Le procès avec la veuve de Mao est un bouleversement. Teng a le sens du risque, et surtout des conséquences du risque. Avec un tel goût de l’aventure, il peut faire quelque chose.

 

La femme du dieu vivant au banc des accusés, Confucius réhabilité, tels seraient les leviers de M. Teng pour rouvrir l’aventure chinoise. Un passé limité aux péripéties du dieu vivant Mao, la Longue Marche s’épuisant depuis la révolution culturelle, il fallait faire remonter la mémoire en deçà pour débloquer l’avenir. M. Teng  pense-t-il à tout cela ? M. Freund ne prend pas le temps de détailler ses intuitions sur la stratégie chinoise.  

 

L’Europe, poursuit-il, c’était cela. Une manière de parier sur l’avenir sans rechercher d’abord un « consensus ». C’était aussi la ruse, une vertu maintenant discréditée. On la confond avec la perfidie, la bassesse ou la laideur morale. Mais que vous donne votre ennemi, si ce n’est l’intelligence de la ruse ? Sans elle, vous perdez.

 

M. Freund me dit avoir eu Tocqueville devant les yeux en écrivant son dernier livre et, à un moindre degré, Spengler. Il cite aussi Machiavel. Méditations sur les anciens ?

 

      Elle est indispensable, répond-il.

 

Les enseignants s’imaginent que de débrider l’imagination des enfants suffit à leur former l’intelligence. Ils oublient la mémoire, sans laquelle il n’y a plus ni passé ni avenir. Rappelez-vous Nietzsche : « L’avenir appartient à celui qui a la plus longue mémoire ». Tout cela commence avec l’histoire, la littérature, la récitation. Apprendre La Fontaine, c’est l’embryon de la mémoire nietzschéenne.

 

      Le terme « conservateur » est décrié. Vous le revendiquez ?

 

Conservateur, réactionnaire, tout ce que vous voulez. On me le dit parfois en forme d’insulte. L’important, Descartes l’a vu dans sa IV° méditation : dans toute création, il y a un phénomène de conservation. L’application pratique est évidente : celui qui est incapable de conserver ne crée plus rien.

 

      La leçon est-elle valable pour l’Europe ?

 

Plus que jamais. L’intelligentsia a perdu le sens de la méditation, de la pensée qui revient sur elle-même pour se reprendre. S’il y a encore des chances pour l’Europe, il faut d’abord les discerner selon le vieil esprit de la Renaissance. Notre histoire est celle de la conquête d’un espace. L’Europe ne peut pas se contrôler si elle ne contrôle d’abord son espace.

 

      Avec l’aide d’une couverture américaine ?

 

Là, il faut être précis. Les Russes ont hérité de l’esprit européen de la Renaissance. Ils ont le sentiment d’une aventure illimitée devant eux. A terme, cela signifie qu’ils veulent nous contrôler. Si nous n’avons pas les moyens de nous défendre seuls, une alliance est nécessaire.

 

      N’est-ce pas une dépendance ?

 

L’alliance n’est pas une subordination. Elle le devient si, en défendant l’Europe, nous nous donnons un rôle de couverture des avant-postes américains. Ce n’est pas le cas puisqu’il s’agit de « notre »  espace. Kissinger l’avait compris. Il avait une conception européenne des problèmes stratégiques. A cause de cela, les Européens étaient furieux contre lui. Alors qu’il a appris l’essentiel du Général De Gaulle.

 

Dehors, lorsque je quitte le Prof. Freund, il remet son béret, devenu un autre lui-même « depuis le jour où il a été interdit par les Allemands ». Il y a du collégien provocateur chez cet homme rieur et affable. Et une  terrible lucidité. Dans son livre, il est une question à laquelle il ne répond pas : « Les Européens, demande-t-il, seraient-ils capables de mener une guerre ? ».

 

Jean-François GAUTIER.

(ex : « Valeurs actuelles », 22 décembre 1980).

 

mardi, 07 décembre 2010

Amitié et patrie

Amitié et patrie

par Julien Freund

Ex: http://dhdc2917.eu/

« Du moment que la concorde est amitié, elle a également pour base une certaine identité des sentiments qui se concrétise dans la notion de patrie. Aucune collectivité ne saurait demeurer unie ni durer si ses membres n’éprouvent pas la nécessité de participer pour ainsi dire affectivement à l’ensemble social qu’ils constituent. Un pays sans patrimoine commun, qu’il soit d’ordre culturel, ethnique, linguistique ou autre, n’est qu’une création artificielle, incapable de résister aux épreuves de la politique. On a beau ironiser sur le concept de patrie et concevoir l’humanité sur le mode anarchique et abstrait comme composée uniquement d’individus isolés aspirant à leur seule liberté personnelle, il n’empêche que la patrie est une réalité sociale concrète, introduisant l’homogénéité et le sens de la collaboration entre les hommes. Elle est même une des sources essentielles du dynamisme collectif, de la stabilité et de la continuité d’une unité politique dans le temps. Sans elle, il n’y a ni puissance ni grandeur ni gloire, mais non plus de solidarité entre ceux qui vivent sur un même territoire. On ne saurait donc dire avec Voltaire, à l’article Patrie de son Dictionnaire philosophique que « souhaiter la grandeur de son pays, c’est souhaiter du mal à ses voisins ». En effet, si le patriotisme est un sentiment normal de l’être humain au même titre que la piété familiale, tout homme raisonnable comprend aisément que l’étranger puisse éprouver le même sentiment. Pas plus que l’on ne saurait conclure de la persistance de crimes passionnels à l’inanité de l’amour, on ne saurait prendre prétexte de certains abus du chauvinisme pour dénigrer le patriotisme. Il est même une forme de la justice morale. C’est avec raison qu’A. Comte a vu dans la patrie la médiation entre la forme la plus immédiate du groupement, la famille et la forme la plus universelle de la collectivité, l’humanité. Elle a pour raison le particularisme qui est inhérent au politique. Dans la mesure où la patrie cesse d’être une réalité vivante, la société se délabre non pas comme le croient les uns au profit de la liberté de l’individu ni non plus comme le croient d’autres à celui de l’humanité ; une collectivité politique qui n’est plus une patrie pour ses membres cesse d’être défendue pour tomber plus ou moins rapidement sous la dépendance d’une autre unité politique. Là où il n’y a pas de patrie, les mercenaires ou l’étranger deviennent les maîtres. Sans doute devons-nous notre patrie au hasard de la naissance, mais il s’agit d’un hasard qui nous délivre d’autres. »

Julien Freund, « Qu’est-ce que la politique ? », Le but spécifique du politique ; 4. La concorde intérieure et la prospérité. Points, 1967.